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Ils restèrent longtemps sans bouger ni parler. La pénombre envahit la cave. Kian se leva soudain, saisit le pain que Camulus leur avait laissé, commença à le trancher.
— Il faut manger, dit-il. Nous aurons besoin de forces pour le voyage.
— Je n’ai pas faim.
— Moi non plus, mais il faut manger quand même.
Elle lui obéit. Ils terminaient leur repas dans un silence pesant quand Aneurin dévala l’escalier, une chandelle à la main.
— Ça va ? Vous n’êtes pas morts d’ennui ?
— Tu te trouves drôle ? répliqua vertement Azilis. Quand partons-nous ?
— Dans peu de temps. Le soleil se couche. Les amis de Camulus vont prendre leur tour de garde. Vous pouvez monter. Il a fermé boutique et ne craint plus de visites.
Elle cligna des yeux en émergeant dans la pièce faiblement éclairée, buta contre une amphore. Son cousin referma la trappe et s’exclama en breton :
— Seigneur, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Dans quel état es-tu !
Elle baissa les yeux sur ses vêtements froissés, couverts de poussière. Kian ne valait pas mieux. Aneurin reprit, en latin cette fois :
— Vous vous êtes roulés par terre ou quoi ? Et ces traces sur tes joues, Azilis ? Tu as pleuré ?
— Ça t’étonne ? rétorqua Kian d’un ton agressif.
Aneurin le dévisagea, sourcils foncés, puis se mordit les lèvres et balaya la question d’un revers de main.
— Rejoignons Camulus.
Le cordonnier les attendait assis à la table. Azilis fut soulagée de constater que Memmia n’était plus là.
— Du vin ? proposa l’homme qui ne les avait pas attendus pour commencer à boire.
— Volontiers, répondit Aneurin en prenant place.
Kian l’imita.
— Je veux me laver et me changer, déclara Azilis. Tu as une bassine et de l’eau ?
Camulus fixa sur elle son regard vif. Il paraissait froissé. Elle se rendit compte qu’elle s’était adressée à lui du ton impérieux qu’elle adoptait pour parler aux domestiques de la villa. Un réflexe. Elle ajouta plus courtoisement :
— Si cela ne te dérange pas, bien entendu.
— Je vais demander à l’apprenti de tirer de l’eau au puits, fit-il d’un ton rogue. T’auras qu’à te mettre à l’étage.
Il siffla. Le rideau s’agita et la tête du garçon apparut.
— Va puiser de l’eau. Vite.
Azilis s’installa près de son cousin, accepta un gobelet de vin et en vida la moitié d’un trait. Elle n’osait pas regarder Kian. Elle n’avait jamais connu pareille honte. Comment avait-elle pu ?
— Quand partons-nous ? questionna-t-elle.
Camulus boudait toujours.
— Après ta toilette, domna, grommela-t-il.
Décidée à se faire pardonner, elle fouilla dans son sac, trouva ce qu’elle cherchait, le garda caché dans sa main.
— Ta sœur est-elle déjà partie ?
— Elle sert à l’auberge.
— Tu lui donneras ceci de ma part. Mon cousin lui a sans doute dit à quel point nous lui étions redevables. Mais je veux lui offrir un gage personnel de reconnaissance.
Azilis posa sur la table une fibule en or en forme de lièvre, plaquée d’un bel émail rouge sombre. Camulus cligna des yeux deux ou trois fois, son regard allant de la fibule au visage d’Azilis. Enfin il bafouilla :
— Ça lui fera plaisir à la petite. Elle a jamais eu un joyau pareil.
Le garçon réapparut avec un seau d’eau et s’arrêta devant la tablée. Azilis vit le regard en biais qu’il jetait à la fibule.
— Amène le seau à l’étage, pauvre andouille, au lieu de flanquer l’eau par terre ! Fais vite ! Plus tôt on s’en ira, mieux ce sera.
L’apprenti se traîna jusqu’à l’échelle et l’escalada de son mieux. Il pesait à peine plus lourd que le seau qu’il portait. Azilis le suivit dans une grande pièce que séparait en deux un rideau encore plus miteux que celui du rez-de-chaussée. Le garçon posa le seau, se frotta les épaules en grimaçant, remplit une bassine de cuivre cabossée, puis redescendit sans mot dire.
La jeune fille ôta ses vêtements et rinça son corps sous l’eau fraîche pour effacer de sa peau le souvenir des caresses de Kian. Mais elle savait qu’il faudrait davantage pour les oublier.
Un bruit lui fit tourner la tête. Elle s’avança vers l’échelle. Juste à temps pour entrevoir une ombre furtive s’esquiver. Elle s’habilla à la hâte. Aneurin l’appela en breton depuis le rez-de-chaussée :
— Azilis, il faut partir.
— Je suis prête. Monte, je veux te parler.
Il la rejoignit.
— Le gamin m’espionnait. Maintenant il sait que je suis une fille. D’ailleurs il a sans doute entendu nos conversations avec Camulus. S’il racontait ça à n’importe qui ?
— Nous partons. Même s’il parle, ce sera trop tard. N’y pense plus.
Elle se mordillait les lèvres, toujours soucieuse. Enfin elle haussa les épaules.
— C’est vrai, nous n’avons pas d’autre choix. Descendons.
Mais Aneurin l’arrêta au moment où elle allait enjamber l’échelle.
— Que s’est-il passé entre toi et Kian tout à l’heure ?
— Rien.
— Tu mens. Vous vous êtes disputés ?
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Mais non, je te dis qu’il n’y a rien.
Il la fixait si intensément qu’elle détourna le regard.
— Très bien, fit-il. Tu m’en parleras quand bon te semblera. Mais ne sois pas cruelle avec lui. Il mérite au moins ton respect. Maintenant, partons.
Malgré l’heure tardive, le temps demeurait lourd. Ils avançaient au pas dans les rues les plus mal famées, croisant ivrognes, loqueteux et prostituées. Jamais Azilis n’avait imaginé que pareille misère existait si près de la domus de son père ! Les filles et les garçons qui vendaient leur corps pour des sommes misérables – voire pour un peu de pain – n’avaient parfois pas douze ans. Certains étaient fardés de blanc et de rouge et leurs pauvres visages ressemblaient aux masques d’une comédie macabre. Le cœur de la jeune fille se serra de pitié à la vue de petits enfants hagards et sales, les joues creusées par la faim, qui les suivirent en mendiant, s’attroupant autour des montures et s’agrippant à leurs pieds. Elle voulut leur lancer quelques pièces mais Aneurin les chassa violemment.
— On ne pourra jamais quitter le quartier si tu fais ça, dit-il en breton. Ils nous escorteront jusqu’à la porte et ils seront de plus en plus nombreux. Garde ta compassion pour une autre fois.
Ils croisèrent aussi des fêtards bien vêtus – des fils de notables qui se rendaient dans un tripot. Ceux-là s’avançaient entourés de gardes et de torches, pressés de s’enivrer ou déjà titubants. Les risques qu’ils couraient en s’encanaillant dans pareil quartier devaient ajouter au plaisir et à l’ivresse. Azilis se demanda si ses frères avaient agi ainsi lors de leurs séjours à Condate. Ninian, sûrement pas. Mais Caius et Marcus, cela n’avait rien d’impossible. Aneurin aussi, peut-être ? N’avait-il pas passé un hiver à Condate avec eux ? Et si, s’inquiéta-t-elle soudain, ils croisaient Marcus ? Il était sans doute venu en personne présenter sa plainte devant les magistrats de la ville. Elle rabattit le capuchon de son manteau sur son front, priant pour que le temps s’accélère, pour qu’ils franchissent les murs de la cité sans encombre. Une chance que les amis de Camulus gardent la porte nord qui ouvrait sur la voie menant vers Coriallo, ils n’auraient pas à traverser la ville.
Ils firent halte. Camulus s’approcha des hommes en faction.
— Voilà la marchandise, murmura-t-il en désignant Azilis et ses compagnons.
Une bourrasque de vent s’engouffra dans la rue, soulevant des nuages de poussière. Les flammes des torches vacillèrent. Luna eut un écart et renâcla.
— Et voilà la clé, ajouta le cordonnier en glissant une bourse à l’un des gardes.
Azilis avait donné cinquante solidi à Camulus, à partager avec ses complices. Les gardes examinèrent le contenu de la bourse puis, satisfaits, entreprirent de soulever le lourd linteau qui fermait la porte.
— Bonne route ! lança Camulus alors qu’ils s’engageaient hors de la cité. Et que Dieu vous protège !